La polémique toute récente autour des déclarations de Mike Jeffrie, patron d'Abercombrie et Fitch sera particulièrement intéressante à observer, tant elle recèle tous les ingrédients du cocktail communication et responsabilité.
Alors bien-sûr, il sera de bon ton de s'insurger dignement, au nom de valeurs morales politiquement correctes, du fait que cette marque américaine au nom à peine prononçable, refuse de produire, donc de vendre, des produits à des personnes dont les standards physiques desserviraient la réputation de la marque.
En oubliant au passage que la sélectivité chez les marques, c'est pas franchement nouveau…
Allez, qui n'est jamais allé au Mondial de l'Auto en bavant secrètement sur les stands de voitures de sport, jalousement délimités par des clôtures en velours, surveillés par quelques dissuasifs vigiles, cerbères en costumes sombres veillant d'un œil méprisant sur un monde idéalisé peuplé de véhicules de rêve… et d'hôtesses sexy ?
Qui n'a jamais agité son "invitation Top VIP" pour accéder en "avant-première exclusive" aux soldes de je ne sais quelle marque branchée (ou pas) ?
C'est tout simplement une segmentation marketing autrefois appelé "le marketing de la rareté", aujourd'hui "marketing de l'exclusivité" possible quand l'entreprise a un bon CRM.
Rien de neuf sous le soleil donc.
Le tort de Mike Jeffrie ? La transparence.
Enfin le tort, nous verrons bien… mais le patron de la marque assume sans ambiguité le positionnement de sa marque, la vision de son marché et une belle connaissance de ses clients.
Certes, il le fait avec une dose de cynisme, voire de mépris, assez inhabituelle, mais de manière cohérente avec ses objectifs.
Mais il le fait ! Il répond aux questions, reproches, accusations de manière directe et transparente.
Quelle marque peut afficher autant de franchise ?
La morale ou le politiquement correct ne font pas la marque. En tout cas ils ne génèrent que très peu de valeur. Ca ne paye pas !
Et c'est logique, ce sont des valeurs, donc elles ne sont pas universelles. Dans un contexte mondialisé depuis belle lurette, elles ne seront jamais les mêmes pour tous !
Nous savons tous pertinemment que la valeur d'une marque, et a fortiori celle d'une marque de vêtements de prêt à porter, n'est pas vraiment contenue dans la matière première et la quantité de travail qui les composent…
La valeur de ces marques est très majoritairement immatérielle : design, tendance, innovation, positionnement marketing. Bref, capacité à générer du désir pour ne pas dire de l'affection.
On ne porte pas un t-shirt : on porte un Ralph Lauren, un Lacoste ou un Abercombie.
De la même façon qu'on allume son Mac, qu'on conduit sa Porsche ou qu'on enfourche son Harley pour aller se faire un McDo.
Et, à date, on ne force personne à le faire…
Le risque ? Une pression qui nuirait au business.
Mais tout n'est pas si simple. Construire la réputation et la valeur immatérielle d'une marque demande du temps et des investissements, eux bien matériels. La détruire demande quelques jours.
Et ceux qui peuvent la détruire, ce sont les parties prenantes.
C'est le moment ou j'y vais de mon rappel de ce qu'est, à mes yeux (mais pas que), la RSE :
Deux appréciations s'opposent.
La vision Bisounours dans laquelle l'entreprise "cherche du sens", fait du "bien", du "bon", "réinvente" ou "ré-enchante" la vision de son métier, bla bla bla…
Ces bonnes résolutions de premier janvier ne survivent en général pas au premier toussotement économique de l'entreprise. C'est à dire quelques mois.
Puis il y a la version connectée au business. Celle qui considère que la RSE est faite des interactions issues des pressions entre les parties prenantes et l'organisation.
Pas de pression… pas de réponse. Voir le billet sur la matérialité publié sur ce blog.
N'oublions pas que la première pression et la première responsabilité de l'entreprise, c'est de faire du profit. Pas de profit… pas d'entreprise !
La responsabilité de l'entreprise, c'est d'être en capacité d'apporter des réponses satisfaisantes à des exigences -potentiellement impactantes sur le business- des parties prenantes.
A partir de ce moment, la vraie question qui se pose, et qui sera intéressante à observer, c'est de savoir si les différentes pressions qui vont s'exercer sur A&F seront suffisantes pour générer un risque sur le business… ou une valeur supplémentaire auprès de sa partie prenante N°1 : ses clients.
Les générateurs de pressions seront la clé
Boycotts, manifestations, vidéos sur Youtube, articles de presse, lois et réglementations, saturation de la page Facebook, prise de position de leader d'opinion,… les pressions possibles sont nombreuses et, nous le savons tous, diablement efficaces (merci le web 2.0).
Et Mike Jeffrie, comme tous les autres, est bien incapable de prédire aujourd'hui ce qui va se passer dans les jours et les semaines à venir.
En se croyant plus gros, plus organisés ou plus à l'abri, certaines grandes marques ont du céder du terrain face à Greenpeace ou d'autres. Zara, Nestlé, Dove et quelques autres ne me démentiront pas.
La capacité des parties prenantes à générer un risque sur le chiffres d'affaires ou la valeur boursière de l'entreprise est donc la seule inconnue à ce jour.
- Une ONG influente va-t-elle faire bouger les choses ?
- Une loi anti-discrimination dont les américains sont friands va-t-elle s'appliquer ?
- La presse va-t-elle focaliser sur A&F ?
- Un film Youtube va-t-il modifier les habitudes de consommation ?
Bien malin celui qui pourra le dire à ce jour.
A&F joue donc un coup de poker. Soit la pression est efficace au sens où elle génère un risque sur le business, soit elle ne le fait pas, soit elle génère… encore plus d'exclusivité donc de valeur auprès des aficionados de la marque.
Mais reconnaissons à Mike Jeffrie au moins une qualité : il est responsable dans le sens où il apporte une réponse aux questionnement de ses parties prenantes.
Il n'a pas nié, il n'a pas louvoyé, il a été très réactif (quelques jours pour réagir), il a été honnête et il a exposé un business-model qui, à date, fonctionne bien.
Cynique la RSE ?…